Et voici donc la cinquième nouvelle, signée Cindy Van Wilder ! Vous allez (enfin) comprendre pourquoi l’indice révélateur de cette nouvelle était ce gif ^^

SYMBIOSE
Paris, 26 novembre 2025
— Prête ?
— J’ai le choix ?
— Pas vraiment.
Je relève la tête juste à temps pour accueillir son baiser.
Meï sourit contre mes lèvres. Soit elle se contentera d’un simple bisou, soit…
Sa main se pose sur ma nuque. M’attire plus fermement contre elle. Mes doigts trouvent ses épaules, s’y accrochent.
Sa langue demande – exige – accès à la mienne. Je cède.
Ce roulage de patin en règle finirait d’ordinaire sur le canap’, mais aujourd’hui, nous n’en avons pas le temps.
Je mets fin au baiser à regret, le souffle court, la chatte déjà mouillée.
Et une intense vibration de frustration à l’intérieur.
À la crispation de sa mâchoire, je devine que Meï la ressent aussi.
La présence de nos Adopté-e-s rend chaque contact entre nous beaucoup plus intense.
Intime.
Je passe une main affectueuse sur sa joue, où survivent encore quelques poils après le passage du rasoir. Avant l’Adoption, Meï se serait retirée, mal à l’aise, gênée, non pas par ce rappel d’un corps qu’elle apprivoise toujours, mais par sa propre interprétation de mon geste.
Aujourd’hui, elle se laisse aller contre ma paume, chat cherchant la caresse. Les ondes d’un rouge vibrant émanant de mon âme, se communiquant à la sienne grâce à nos Adopté-e-s, ne lui laissent aucun doute sur les sentiments que j’éprouve.
Je sens notre force, notre énergie se renforcer.
Ensemble, nous pouvons tout. Même faire face à ce qui nous attend – peut-être – ce soir.
***
Dépêche AFP – 21 avril 2021 – Retour du robot InSight perturbé par de mystérieuses interférences. La NASA se refuse à tout commentaire supplémentaire sur la cause de cet incident.
Communiqué urgent – TF1 – 28 mai 2021 :
Donald Trump, qui s’est auto-proclamé « dictateur à vie » lors de sa victoire aux dernières élections présidentielles américaines, provoquant une scission du pays, désormais divisé entre États Républicains et République libre, vient d’être victime d’un assaut alors qu’il visitait un centre de recherches génétiques proche de la frontière. Selon les dernières nouvelles, un individu encore non identifié, sous prétexte de remettre une gerbe de fleurs à Mélania Trump, se serait alors précipité sur le dictateur. Nul ne sait encore ses motivations, mais la piste terroriste n’est pas écartée…
Twitter – 1er juin 2021 – @Clemence_45
Si je comprends bien, ce gars se serait jeté sur Trump pour… lui faire un câlin ??
Tu parles d’une occasion manquée !
Article Paris Match – 5 juin 2021 :
Donald Trump – à l’article de la mort ?
Est-ce le choc psychologique suite à l’incident qui s’est produit il y a quelques jours, ce que toute l’Amérique appelle déjà le « hug gate » ? Ou y a-t-il une autre raison, soigneusement dissimulée par l’entourage de M. Trump ? Toujours est-il que le dictateur à vie, hospitalisé au Parkland Memorial Hispital depuis son « agression », vient de sombrer dans un profond coma…
BBC News– 16 juin 2021 :
Rebondissement inattendu dans la saga qui passionne l’Amérique toute entière : alors qu’on le croyait déjà condamné, M. Trump vient de connaître un rétablissement aussi inattendu que spectaculaire. Selon un proche, présent au moment de son réveil, ses premiers mots auraient été « Stop that bullshit, he’s here for good ! » (Arrêtez vos conneries, il est là pour de bon !).
Fox News – 15 août 2021 :
« … Lors d’un discours-fleuve devant le Sénat, M. Trump a annoncé devant une assemblée médusée sa volonté d’entamer des pourparlers avec le Conseil de la République Libre.
‘Nul pays ne devrait rester divisé par le fait d’un seul homme’, a-t-il clamé, contredisant totalement ses propos tenus lors de sa première allocution en tant que dictateur à vie, quelques mois plus tôt… »
***
« NON AUX DÉVIANTS ! OUI AUX VRAIS HUMAINS ! »
Juste à côté, une inscription au feutre noir, en lettres élégantes, lui a répondu :
« Je préfère être une Déviante que de vivre dans ta peau ! »
Je balance un discret coup de coude à Meï, lui indiquant l’affrontement scriptural en face de moi. Elle le contemple, sourit, avant de se pencher vers moi et de me murmurer à l’oreille :
« Moi aussi, je préfère être une Déviante. »
Un frisson de plaisir me parcourt l’échine au son de sa voix. Bravant nos réticences respectives, je glisse ma main dans la sienne.
La garde, paume contre paume, jusqu’à l’arrêt République.
***
El Pais – article du 25 juin 2021 :
« On l’appelle ‘l’épidémie qui ne fait pas de victimes’. C’est un peu vite oublier les quatre décès enregistrés jusqu’ici. La dernière victime en date, Pedro Salazar, un Castillan s’étant rendu récemment en Colombie, vient d’être enterré. Mais il est vrai que 4 morts sur plus de 500 patients plongés dans un profond coma avant d’en ressortir a presque un goût de victoire pour les équipes médicales. Ce serait le cas du moins si les causes de cette mystérieuse pandémie pouvaient être identifiées… »
Discussion sur Weibo le 21 octobre 2021 :
« … symbiotes ! »
« Comme dans Venom ? »
« Oui, mais en beaucoup plus sympas ! »
« Tu déconnes ! »
(Discussion censurée et utilisateurs rayés de Weibo vingt minutes plus tard)
***
J’ai toujours détesté les atmosphères confinées. Surchauffées. Je m’imagine en poisson rouge prisonnier de son bocal et ce voyage dans le métro parisien, même avec mon Adopté-e diffusant ses ondes apaisantes, ne fait pas exception à la règle. De l’air, j’ai besoin d’air ! Je fonce vers la sortie, inspire avec bonheur l’atmosphère humide de cette fin novembre. La tension qui m’habitait jusque-là disparaît. Une vague de sérénité, d’un léger bleu pâle, affleure à la surface, électrisant ma peau. Visible aux yeux des Adoptant-e-s, comme ce gars en terrasse qui me contemple, sourire aux lèvres.
— Good for you, sister ! braille-t-il soudain, levant son mug fumant en guide de salut.
Une brève aura bleue répond à la mienne, illuminant sa silhouette avant de refluer. Son Adopté-e a perçu notre présence.
Des vibrations me parcourent par intermittences régulières. C’est là le moyen pour nos Adopté-e-s de se reconnaître et de communiquer ensemble. Dans les premiers temps de l’Adoption, ressentir un tel phénomène s’est avéré perturbant. À présent, c’est devenu aussi apaisant qu’un ronron de chat sur les genoux ou le bruit de la pluie sur le Velux alors que je me blottis contre Meï dans notre lit.
— Ladies, je vous paie un mug ? finit par proposer l’autre Adoptant. Vous verrez, le Veggie a une carte d’enfer !
La serveuse, qui sort à ce moment-là, renchérit d’un clin d’œil.
— Happy Hour dans 20 minutes !
— C’est super tentant, répond Meï, mais malheureusement on doit y aller.
Le mec accepte d’un hochement de tête.
— Peace on you, sisters ! Et que nos chemins puissent se croiser à nouveau.
Je lui rends son salut avant d’emboîter le pas à Meï, qui rigole doucement.
— Qu’est-ce qui te fait marrer ? Balance !
— Rien… C’est juste… Tu te souviens comment c’était avant ?
— Avant quoi ?
Elle roule des yeux en un geste familier.
— Avant les Adopté-e-s, tiens !
Quand nous n’étions que de simples humains. « Libres de ces parasites de l’espace ! » comme le prétend la Ligue Anti-Déviants.
Je m’en souviens, oui. Et on ne peut pas dire que c’était glorieux.
Les mines fermées, verrouillées sur elles-mêmes dans le métro.
La fatigue, l’énervement, la lassitude, les gens s’emportant ou demeurant indifférents.
Le mec, là, qui vient de nous proposer un verre… L’aurait-il fait aussi si nous n’avions pas été unis par ces ondes circulant entre nos Adopté-e-s ?
C’est bien ce que les anti-Déviants nous reprochent d’ailleurs : nous aurions perdu notre libre arbitre, nous laissant dicter notre conduite par ces parasites, ces E.T. qui nous ont définitivement élu comme maison.
Comme dirait Meï et son sens pratique « Si ça peut nous valoir des sourires plutôt que des insultes et des mugs gratos… Je dis pas non ! »
— Hé.
Meï me regarde d’un air inquiet – un brin coupable, aussi. La délicate nuance vert pomme qui l’entoure me le confirme. Cette fois-ci, son Adopté-e a choisi de ne la rendre visible qu’à moi.
— Je ne voulais pas te rappeler de mauvais souvenirs…
Je l’interromps d’un bras passé autour de sa taille.
— Chut. Ce n’est rien.
Je plaque un baiser éclair sur sa joue, Meï tique légèrement avant de se détendre. Aux alentours de République, le quartier est encore sûr – les Adoptant-e-s l’ont transformé en un de leurs repaires parisiens.
No hate, no anger here – just love ! comme clament les tags fleurissant sur les murs des immeubles.
— On a toutes nos squelettes dans le placard.
— Le placard ? répète-t-elle d’un ton amusé.
— Pas comme ça qu’on dit en Chine ?
— On ne dit plus rien en Chine. Surtout depuis l’instauration de Big Brother.
À mon tour de me sentir coupable, pour le coup. Big Brother – comme les opposants du SCS Social Credit System l’appellent – a valu à Meï la déportation à perpétuité avant que le pays ne ferme définitivement ses frontières face aux Adopté-e-s. Plus d’un milliard de personnes désormais prises au piège de la surveillance H24, sans plus aucune vie privée et à la merci d’un système de points qui peut les expédier d’un clic en prison.
Ou pire.
Le rêve.
Et dire que c’est nous qui représentons une menace à leurs yeux. Nous, avec nos symbiotes pacifistes. Enfin, la plupart du temps.
Mon Adopté-e émet sur un rythme furieux des pulsations d’un rouge pâle, délicatement tissées de bleu et d’orange. C’est fascinant à voir. Je serre un peu plus Meï contre moi, elle accepte mon soutien en silence.
Dans la rue du Faubourg du Temple, la stèle de commémoration aux victimes des attentats du 13 novembre est de nouveau entourée de fleurs, de peluches, de bougies, de « Plus jamais ça » et « Si nous oublions ce que nous avons vécu, tout risque de se répéter ». Sur le trottoir d’en face, un groupe de jeunes se promène en offrant des free hugs aux passants alors qu’une chorale s’entraîne pour les chants de Noël.
Tou-te-s des Adoptant-e-s. Tou-te-s auréolés de cette aura aux couleurs aussi chatoyantes que celle d’un arc-en-ciel.
Je voudrais rester avec elleux, bien au chaud dans ce cocon bienveillant tissé par nos symbiotes.
J’ai peur soudain. Peur de ce qui nous attend.
Comme si elle avait lu dans mes pensées – ce qui n’est pas impossible, certains prêtent aux Adoptant-e-s des capacités télépathiques – Meï me souffle :
— Tout va bien se passer.
Et elle me prend la main.
Au vu et au su de tou-te-s.
***
Channel 4 – débat télévisé le 17 juin 2023 – « Symbiotes : la fin de l’homme ou son avenir ? »
« Professeur Xavier, vous avez été l’un des premiers à découvrir la présence des symbiotes. Vous décrivez les conséquences complètement stupéfiantes de cette cohabitation… Peut-on parler de colonisation, comme le font certains anti-Déviants ? »
« Non, je me refuse à utiliser un tel terme, pour la simple raison que colonisation, contamination ou encore appropriation sont des termes qui révèlent une agressivité revendiquée, une volonté de dominer l’autre. Or, ce que j’ai observé chez les symbiotes est tout le contraire. Ils ne s’installent chez leur hôte que s’ils y trouvent un terrain favorable, aussi bien physiquement que psychologiquement. Les implantations forcées ou ayant résulté en la mort de l’hôte sont extrêmement rares… »
« Par implantation forcée, faites-vous référence à l’attaque dont M. Trump a été victime l’an dernier ? »
« Oui. On peut dire que M. Trump a eu de la chance. Si son symbiote n’avait pas trouvé un terrain favorable à son implantation, tous deux auraient péri. »
CNN – 23 décembre 2024 – Reportage en direct à la frontière entre les États républicains et la République libre
« Loïs, avez-vous été autorisée à vous rendre dans la tente des négociations qui viennent de s’achever ? »
« C’est désormais chose possible, Fiona, CNN bénéficiant à nouveau de l’accréditation de M. Trump… (Rires en studio.) Nous assistons à un moment historique – de nouveau, pourrait-on dire ! Après un changement de cap politique à 180 degrés, avec notamment la volonté affichée du dictateur de réviser le second amendement de la constitution américaine sur la possession d’armes à feu, ce qui lui a valu les foudres de la NRA, ou encore la main tendue à la communauté LGBT, qu’il a pourtant si souvent ostracisée depuis son accession au pouvoir, M. Trump franchit une nouvelle étape en entamant ses pourparlers avec le Conseil de la République Libre, représenté par M. Holmes. Le contenu des discussions est encore confidentiel, mais d’aucuns s’affirment déjà très optimistes, espérant une réunification du pays d’ici l’année prochaine. »
Banderole déployée sur l’Arc de Triomphe – 25 décembre 2024
« Liberté, égalité, fraternité. Il a fallu que des putains d’ET débarquent pour qu’on sache enfin ce que c’est ! »
***
Nous nous enfonçons dans l’obscurité. Je ne peux pas m’empêcher de frissonner, même si mon anorak et la présence de mon Adopté-e me tiennent chaud. Les pas de Meï et les miens résonnent de manière désagréable dans la rue. L’envie de rebrousser chemin me talonne. Retrouver les lumières de notre appartement, ce coin qui n’appartient qu’à nous deux – nous quatre – où nous nous sommes installées peu après notre Adoption, s’enfoncer sous la couette, oublier le monde extérieur.
Ne plus songer qu’à nous.
Les images d’hier soir me reviennent en tête – rires, baisers, union des corps comme des sens, auras délicates parant nos peaux de ses reflets.
Même faire l’amour est devenu plus intense depuis l’Adoption. Plus rassurant aussi, d’une certaine manière – j’avais du mal avant à me laisser aller, à me déconnecter de mes doutes, des attentes qui me semblaient peser sur moi.
Tu jouis, je jouis, mission accomplie.
Le rituel obligatoire, mécanique, anxiogène, me laissant vulnérable, lasse et un brin dégoûtée ; l’épisode me renvoyant à mes failles, quand ma première ex m’a larguée en clamant, entre autres joyeusetés, qu’elle prenait plus de plaisir avec son gode qu’avec moi.
Ça a failli faire capoter ma relation avec Meï dès le début – sans parler des réserves de Meï concernant son corps en mutation constante grâce aux traitements hormonaux.
L’Adoption m’a forcée à voir les choses sous un autre angle. M’a obligée à communiquer. À sortir de ma réserve, de ma coquille. Meï et moi avons trouvé un terrain d’entente depuis lors, sur ce que nous faisons au lit comme sur d’autres choses.
Elle s’arrête brusquement, me faisant presque trébucher.
— On est arrivées.
Aucun doute là-dessus, je songe, en avisant les néons du God save the Gouines. L’affiche de la soirée Wet for Me se dessine clairement à la lueur du réverbère. À cette heure, ce n’est pas encore l’attroupement, mais le monde commence à arriver. On se salue, on s’embrasse, on rigole. J’avise deux femmes dont l’une caresse tendrement le ventre de l’autre. Ou cette jeune portant un T-shirt Ace, aro ET poly… Mon identité compte aussi ! Je me souviens de mes premières virées en boîte. Mes premières histoires. Mes premiers râteaux aussi. Mon Adopté-e vibre au rythme de mes souvenirs. Même mes pires moments de honte, ceux qui m’empêchaient d’ordinaire d’avancer, deviennent… autres. Différents. Toujours là, mais sans le pouvoir de me blesser.
Tu n’es plus cette fille. Tu as grandi, tu as évolué, tu es devenue toi.
Une grande jeune femme, au débardeur orné du logo « Never kill your bruja » vient soudain à notre rencontre.
— Hé ! C’est vous les Vigilantes ?
Le sourire qu’elle affiche se teinte d’hésitation et d’incrédulité quand je hoche la tête.
— Yep. Voici Meï et moi, c’est Béate.
— Élodie. Le prenez pas mal… mais je m’attendais à…
Les mots lui manquent, elle finit par hausser les épaules.
Meï me jette un regard amusé avant de répliquer :
— À un mix entre catcheuse pro et super héroïne ?
— Et encore, t’as pas vu nos capes ! je renchéris.
Élodie devient rouge pivoine et nous décidons, sans avoir besoin de nous concerter, d’arrêter là la plaisanterie.
— T’inquiète, c’est pas la première fois qu’on nous le dit.
Ça arrive même souvent, en fait. Comme si on s’attendait à ce que les Adoptant-e-s soient tou-te-s un mix entre bisounours et badass de service. Des ninjas aussi bien prêt-e-s à vous coller un hug qu’à s’opposer aux méchant-e-s.
Y a une part de vérité, naturellement, mais les fantasmes qui sont nés quand on a découvert les pleins pouvoirs des symbiotes demeurent quand même éloignés de la réalité.
— Ok, finit par dire Élodie d’un air pas très rassuré. Si vous avez soif, faim… On a ce qu’il faut à l’intérieur ! On vous a donné les consignes ?
Meï hoche la tête. Je lui fais confiance, c’est le genre à relire vingt fois les instructions alors qu’elle les connaît par cœur dès la première lecture. Pour ma part, je préfère laisser une part à l’improvisation.
Élodie s’éloigne de quelques pas avant de se retourner et de demander :
— Y a longtemps que vous êtes Vigilantes au fait ?
La question doit la démanger depuis qu’elle nous a vues.
— C’est notre première fois, lui répond Meï d’un ton tranquille.
Élodie nous dévisage d’un ton aussi dépité que vaguement horrifié avant de filer à toutes jambes vers le God save the gouines.
On l’observe en silence avant que Meï, d’un ton affecté, me glisse :
— Très chère, je pense que nous venons de perdre notre première cliente avant même d’avoir commencé notre mission…
Je me retiens de glousser.
— Ça veut dire qu’elle ne nous mettra pas 5 étoiles sur l’app Vigilantes.com ?
— J’en ai bien peur, réplique Meï, une pointe d’accent la trahissant sur ce dernier mot.
Elle a beau vivre en France depuis cinq ans, elle a toujours des difficultés avec la prononciation de certains mots, ce qui a le don de me faire fondre.
Elle hausse un sourcil.
— Je ne comprends pas pourtant… Avec notre 1m65…
— Parle pour toi. J’ai 1m67, Madame !
Et 75 kilos, j’ajoute en silence.
— Avec ou sans Doc Martens ? lâche Meï, affectant un sérieux devant lequel je ne tiens pas.
— T’es bête, je souffle avant de l’embrasser.
***
Le Soir – article du 20 mai 2025 – « Le commerce d’armes en chute libre »
« … doigt pointé vers les symbiotes, ces « gardiens de la paix » comme les appellent les Adoptant-e-s.
Sont-ils réellement responsables, cependant ? D’après le général Stark, délégué auprès de l’OTAN, il n’y a aucun doute à ce sujet.
‘Tous les tests le confirment – les symbiotes implantés dans un hôte et ayant atteint un état de Symbiose avec ce dernier peuvent non seulement détecter les intentions d’un adversaire, mais aussi les retourner contre lui en cas d’usage de la force. C’est tout bonnement extraordinaire.’
Des capacités qui ont donné un avantage aussi inattendu que décisif à leurs hôtes, comme en témoigne l’émergence du mouvement des Vigilantes, particulièrement actif dans les communautés LGBT et autres minorités… »
***
Les heures défilent, la nuit rafraîchit de plus en plus, j’en frissonne dans mon anorak alors que Meï se dévoue pour nous ravitailler en café et sandwiches. À chaque fois qu’elle s’éloigne, je la suis du regard, anxieuse. Les ondes bleu pâle qui m’entourent lors de ces moments soulagent un peu mais pas totalement. La boule qui m’obstrue la gorge grossit un peu plus à chaque minute, chaque son de pas, chaque éclat de rire. C’est bête, car rien ne dit que quelque chose va arriver. Mais on n’en est pas certaines. On ne peut pas l’être. Et si ça arrive… Il faudra qu’on agisse. Qu’on se fasse confiance. Une confiance qui s’érode depuis que nous sommes là. Du moins chez moi. Je ne sais pas si c’est le stress d’une première mission ou l’expression dépitée d’Élodie, mais les doutes ne cessent de m’assaillir depuis.
Et si nous ne réussissions pas ? Si, en dépit de tout ce que je peux éprouver vis-à-vis de mon Adopté-e, ce n’était pas assez ? Pas suffisant ? J’essaie de me rassurer en me souvenant des statistiques, des chiffres démontrant, graphiques et courbes de couleur à la clef, les success stories de la Symbiose. Mais là, dans cette nuit d’automne parisienne, tout ça me semble soudain insignifiant.
Meï ne dit rien. Elle se contente d’être là – dégustant sa tasse à petites gorgées, balayant d’un regard inquisiteur les environs, donnant le change. Elle a gardé les habitudes, les gestes qui sauvent, même si elle a quitté la Chine depuis des années. On n’oublie pas aussi facilement ses réflexes de survie. Paradoxalement, ça me rassure de la savoir autant sur le qui-vive que moi.
4 heures du mat’. La fatigue pèse lourd. Je ne réprime plus mes bâillements. Meï non plus. Je combats de plus en plus la tentation d’enfouir mon visage dans le creux de son cou, comme quand nous sommes toutes deux affalées sur le canap’ le soir. Je suis lasse, sur les nerfs, j’ai froid et je…
Tout arrive très vite. Comme d’habitude.
On n’est jamais préparé au déchaînement de violence quand celle-ci survient.
Pétarades de moteur. Phares de scooter déchirant la nuit. Paroles, que j’ai entendues dix, vingt, cent fois.
Les cibles sont prises par surprise. Leurs regards, encore légèrement ivres sous l’influence de l’alcool, de la soirée qu’elles viennent de passer, voire les deux, dégrisent à vitesse de la lumière. Elles prennent une expression que je ne connais que trop bien : défiance mêlée de peur, angoisse qu’on ne veut pas montrer.
Plus de temps pour les doutes.
Meï et moi fonçons, main dans la main.
Les agresseurs ont bien choisi leur coin : à un jet de pierre de l’entrée de la boîte, un endroit tapi dans l’ombre.
Les échos qui s’échappent du God save the Gouines sont suffisamment forts pour couvrir cris et appels.
L’un des attaquants lève déjà le poing, agrippant son bâton.
— Arrête ! lance Meï.
Nous faisons irruption dans le demi-cercle des scooters. Pile entre bourreaux et leurs proies. Ils sont pris au dépourvu, mais se ressaisissent très vite.
Nous ne sommes que des femmes, après tout.
— Toi aussi, tu veux une bonne baston, chérie ?
— Ou tu veux qu’on te l’enfonce ailleurs ?
— T’as vu sa gueule ? Fourre ça dans un sac avant !
Je tremble.
Tout le contraire de ce qu’on nous a appris lors de notre formation.
Rester calme.
Fixer l’adversaire dans les yeux.
Se souvenir qu’on a une personne en face de soi.
Essayer de la raisonner.
En aucun cas, ne ressentir de la haine.
C’est le plus difficile. La partie qui m’a toujours terrorisée.
— Je vous conseille d’arrêter et de vous éloigner, lâche Meï d’une voix ferme. Vous n’avez rien à faire ici.
Une bouffée de fierté m’envahit. Elle semble tellement forte. Je voudrais tant me montrer aussi déterminée, aussi confiante qu’elle en ce moment.
Face à elle, rires et insultes jaillissent.
Je serre les poings.
Pas de haine.
Pas de violence.
Cela risquerait de rompre le contact avec mon Adopté-e.
Je sais, je sais, et pourtant… Comment ne pas éprouver de haine face à ça ? Comment ne pas ressentir de colère quand je songe aux victimes, visages tuméfiés, corps brisés, celleux qui n’ont pas eu la chance d’avoir des Vigilantes se dresser entre eux et leurs attaquant-e-s ? Celleux qui ont payé le prix de la bêtise crasse, de l’ignorance, de la haine aveugle ?
Inspirer.
Expirer.
Meï parlemente toujours, mais je sais que c’est peine perdue.
Ils sont comme des chiens auxquels on vient de retirer un os.
Ils ne lâcheront rien.
Le poing s’élève à nouveau.
La peur me paralyse.
Terrifiée, je suis terrifiée.
Je voudrais avoir une arme entre les mains, n’importe quoi pour me défendre et…
Pas de haine !
Trop tard.
Je me sens sombrer.
Les vibrations affolées de mon Adopté-e me secouent toute entière.
Un sanglot se fraye un chemin hors de ma gorge.
Je ne vais pas y arriver, je vais échouer, je vais perdre Meï, perdre…
— Salope, tu vas voir ce…
Une main se pose sur mon menton.
Me force à tourner le visage.
— Que…
Je n’ai pas le temps d’en dire plus.
Meï m’embrasse.
Bouche contre bouche, lèvres contre lèvres.
Un baiser avide, vorace.
Un baiser qui me remue les tripes, qui me remet le cœur à l’endroit.
Un baiser qui veut dire Tu n’es pas seule, je suis là, nous sommes ensemble, ensemble, ensemble…
Des plaines étouffées nous parviennent alors que l’étreinte touche naturellement à sa fin.
De l’autre côté de la rue, nos attaquants nous dévisagent, complètement chamboulés.
Ils sont plaqués contre la façade de l’immeuble, tels des insectes épinglés à un panneau de liège. Invisibles à leurs regards (mais pas aux nôtres), des ondes féroces, mêlant rouge soutenu et noir d’encre, les maintiennent prisonniers. Je contemple, bouche bée, la preuve éclatante de notre Symbiose.
« Pas de violence. Pas de haine. Car celui qui la ressent la subit en retour. »
Les Vigilants avaient raison.
Nos Adopté-e-s continuent à émettre pulsation sur pulsation alors que Meï et moi nous contemplons, la surprise disparaissant au profit de la joie.
— Libérez-nous, bande de…
La suite n’est plus qu’un long « mmmm » enragé. Je m’en tape, à vrai dire.
Nous avons réussi.
Nos mains se cherchent. Se trouvent.
Nos lèvres aussi.
Scellant d’un baiser la Symbiose qui nous unit tous les quatre.