Meilleurs voeux tout le monde et bonne année 2019 !

Et pour bien commencer, quoi de mieux que de découvrir le huitième (et avant-dernier !) texte de #fredomtokiss ?

Enjoy !


L’EQUILIBRE DE L’ACIER

 

Ophélie Hervet

 

Alpha effleura la porte, ses gants de cuir étouffant le son autrement trop reconnaissable de ses mains de métal sur le battant de bois. Il ouvrit, sans faire de bruit, puis passa la tête dans la chambre plongée dans le noir. Nathan dormait enfin, sa respiration lente et paisible dans le sommeil induit par la morphine.

Le chef de gang soupira, ferma sa paupière de chair pour permettre à son œil bionique de basculer en vision nocturne. Il observa le visage apaisé de son compagnon, ses lèvres entrouvertes, ses cheveux ébouriffés par la transpiration de la nuit. Ce n’était pas la première fois. La douleur de la vieille blessure s’intensifiait avec les années, et cette tête de mule refusait de se faire opérer pour remplacer sa hanche abîmée.

Le crissement douloureux du cuir averti Alpha qu’il avait serré les poings, assez pour malmener ses gants. Typiquement le genre de geste qui risquait de réveiller son compagnon. Il referma le battant, resta planté au milieu du couloir, perdu dans la colère qui lui brûlait la poitrine. Comme à chaque crise de douleur, même si Nathan se foutait de sa gueule et lui répétait d’oublier. Oublier que c’était de sa faute, qu’il avait brisé son amoureux sous ses doigts parce qu’il avait voulu aller trop vite.

Il s’était cru capable de maîtriser ses gestes et la puissance de son corps seulement quelques semaines après l’implantation de deux bras et d’une jambe de métal. Il s’était planté. Et le hurlement de Nathan quand il lui avait fracturé le bassin d’une pression trop forte hantait encore ses nuits. Tout ça parce que… parce que son compagnon avait voulu lui prouver qu’il pouvait l’accepter, l’aimer malgré ce corps devenu monstrueux après l’explosion qui avait emporté ses membres et une partie de son visage. Et Alpha avait accepté, avait eu besoin de sentir les mains de son amoureux sur lui. Tout ce que Nathan y avait gagné, c’était cette blessure qui le faisait encore boiter et souffrir presque trente ans après.

Alpha secoua la tête, chassa le souvenir. La colère bouillonnait dans ses veines, lui serrait la poitrine et brûlait sous sa paupière close. Il fallait qu’il bouge, qu’il aille consumer sa rage à un endroit où celle-ci passerait inaperçue. Même si ses hommes n’avaient sans doute jamais été dupes, un chef de gang ne pouvait se permettre d’afficher une telle faiblesse. Avec un effort conscient, il détendit son corps. Puis il remonta le couloir, s’obligeant à une démarche lente et contrôlée qui ne ferait pas claquer la lame de sa prothèse sur le sol.

*

Bêta entra dans la salle d’entraînement et ne fut guère étonné de trouver son boss occupé à détruire méticuleusement le sac de frappes renforcé à coups de poing rageurs. Il arrivait juste à temps pour sauver le dit-sac.

Le second en chef du gang des Loups d’acier s’échauffa rapidement, les yeux rivés sur le corps sec et efficace de son boss. Si Alpha était capable d’une délicatesse hors norme pour un homme aussi lourdement modifié, il dégageait cependant parfois une aura si orageuse qu’elle faisait fuir toute personne à peu près sensée. À savoir, tout le monde sauf sa famille proche.

Surtout lorsqu’il ne portait en tout et pour tout qu’un short et un marcel, dévoilant ses deux bras et sa jambe artificiels, en supplément de l’œil bionique qui crevait son visage au milieu d’un amas cicatriciel. Il était allé jusqu’à souligner les cicatrices de tatouages pour les rendre encore plus visibles. Et c’était clairement ça qui avait attiré Bêta la première fois qu’ils s’étaient croisés lors des combats en cage.

Ça, et le fait qu’un jeune chef de gang de dix-neuf ans risque sa vie dans des duels qui ne lui apportaient rien, en dehors de la possibilité d’extérioriser sa rage avec une sauvagerie dénuée de technique. Son style brouillon était d’ailleurs la seule raison pour laquelle Bêta s’en était tiré avec seulement quelques bleus et des côtes cassées.

Un sourire étira ses lèvres à l’évocation de ces vieux souvenirs. Vingt ans qu’il avait définitivement quitté ses parents et leur quartier aisé pour rejoindre le gang, et il attendait encore de regretter son geste.

Bêta prit le temps d’enrouler des bandes épaisses autour de ses poings, autant pour protéger sa peau du contact des prothèses d’Alpha que pour atténuer l’impact de son propre bras prosthétique. Même si l’alliage lisse qui constituait sa main n’avait pas les angulations coupantes des doigts plus rustiques de son chef. L’avantage d’avoir grandi dans une famille assez riche pour financer la lourde intervention et un membre mécanique bien plus évolué que ceux que le père d’Alpha avait pu lui payer. L’inconvénient, ça avait la mise à l’écart du gamin devenu « anormal » par ses camarades peu habitués à des blessures aussi visibles. Mais il avait fini par trouver sa place, même si pour cela il lui avait fallu quitter sa famille et rejoindre la basse-ville et ses fameux gangs.

— Boss, lâche ton sac et vient me rejoindre sur le ring.

— Pas cette fois.

Bêta grimaça devant la voix rauque, trop contenue. Alpha ne leva pas les yeux sur lui, mais les mots disaient à quel point il craignait de cogner un truc « qui casse ». Pas très étonnant, sauf que Bêta le connaissait depuis assez longtemps pour savoir qu’il ne redescendrait pas en pression en travaillant sur sac. Pas quand il était dans cet état.

— Je n’ai pas le souvenir de t’avoir déjà donné le choix.

Les coups d’Alpha s’arrêtèrent sur un dernier choc sourd, ne laissant que le grincement du sac qui oscillait doucement au bout de sa chaîne. Bêta s’avança, notant au passage les tressaillements intermittents du poing de métal trop serré. Le droit, comme toujours. Parce que c’était le membre le plus abîmé, celui qui avait dû être implanté au niveau de la poitrine.

Il tendit la main, effleura le dos d’Alpha juste à la limite de l’incrustation métallique.

— Tu as mal ?

Son boss desserra lentement le poing, lâcha un souffle lent qui décontracta juste un peu son corps rigide. Pas de réponse, ce qui voulait dire oui. Mauvais timing, parce que ce crétin n’accepterait jamais de prendre un antalgique alors que Nathan était en crise. Comme si douiller avec lui pouvait changer quoi que ce soit au passé.

— Allez, viens.

— Je n’ai pas assez de contrôle.

— Alors je ne risque rien. J’attends toujours que tu me fasses mordre la poussière au corps à corps, même quand tu es au mieux de ta forme.

Les yeux impairs se rivèrent aux siens, prunelle sombre et lentille mate au milieu du visage anguleux. Bêta repoussa l’envie de le prendre dans ses bras, de chasser la lueur hantée qu’il lisait dans le regard de son chef. Ce n’était ni le lieu, ni le moment. Plus tard. Quand la fatigue physique aurait eu raison de lui et qu’Alpha accepterait enfin de baisser ses barrières. À la place, il le poussa vers le ring. Comme toujours lorsqu’ils étaient seuls, Alpha obéit sans un mot et rejoignit le carré délimité par d’épaisses cordes élastiques.

Alpha se tourna vers lui, d’un mouvement gracieux qui contrastait avec son apparence. Bêta ne lui laissa pas le temps d’hésiter. Il passa sous sa garde et visa le rein. Son poing de métal heurta un avant-bras d’acier dans un bruit sec à peine étouffé par les bandes de lin. Il se baissa, esquivant la frappe trop lente et maladroite dirigée vers son visage et punit Alpha d’un coup de coude dans le plexus solaire.

Son boss trébucha en arrière, rebondit sur les cordes qui délimitaient le ring. Leurs regards se croisèrent. Enfin, l’œil d’Alpha brûlait de cette étincelle de défi si caractéristique. Bêta lui adressa un sourire carnassier et rompit à nouveau la distance. Le jeu pouvait commencer.

*

L’esprit embrumé par la drogue, Nathan somnolait en écoutant d’une oreille distraite les allers et venues du couloir. La fin de matinée animait les lieux. Sans conviction, il chercha le courage de se lever pour rejoindre le réfectoire, ou juste le bureau d’Alpha où ils mangeaient parfois en privé. Il commençait à avoir faim, malgré la fatigue pesante et la douleur sourde qui irradiait de sa hanche. Au moins, le supplice de la nuit s’était calmé. Mais il avait encore trop mal pour avoir envie d’un exercice plus violent que celui consistant à se traîner jusqu’à son vieux fauteuil confortable.

Il soupira. La crise avait été moche. Son « boss adoré » — comme le taquinait toujours Sonia — devait se ronger les sangs comme l’idiot trop émotif qu’il était parfois. Ouais, fallait qu’il se lève. Il força sur ses bras, tira jusqu’à se retrouver assis contre le mur. La douleur flamba, incendiaire. Putain, il devait gober combien de cachets pour arriver à se mettre debout sans aide ?

Il prit une inspiration lente, la relâcha entre ses dents serrées, attendant que la souffrance s’apaise. Il devait juste être patient. Il savait faire, depuis trente ans qu’il vivait avec cette limitation. Même si certains jours étaient pires que d’autres. Et que l’époque où il parvenait à camoufler totalement sa boiterie pour ne pas inquiéter son compagnon était trop lointaine.

La porte s’ouvrit, trop franchement pour que ce soit Alpha. Nathan cligna des yeux, ébloui par la lumière pourtant légère qui provenait du couloir. La large silhouette de Bêta s’encadra dans le battant, lui tirant un sourire attendri.

— Hey. Tu viens me secouer pour que je me lève ?

— Comme si tu avais besoin d’aide pour ça. Je suis entouré de deux têtes de mules.

Le combattant entra de son pas souple, s’installa avec juste un peu trop de précautions sur le bord du matelas, dévoilant la forme plus hésitante d’Alpha derrière lui. Nathan se décala assez pour se laisser aller contre la poitrine de leur second. C’était mieux que le mur. Plus confortable. Et le bras métallique qui l’entoura aussitôt le réchauffa plus que ne le voulait le contact pourtant froid.

Dire qu’il leur avait fallu des années pour se rapprocher, Bêta et lui. Alors qu’Alpha les fréquentait déjà tous les deux et qu’ils vivaient pratiquement ensemble. Ils avaient été cons, quand même. Comme l’autre idiot qui hésitait toujours à la porte. Ah bah, il était beau, le chef de gang le plus redouté du bas-Paris.

— Viens.

Alpha se décida enfin, allant même jusqu’à glisser l’une de ses mains de métal entre les doigts de Nathan. Bien. Pour qu’il le touche pendant une crise, c’était que Bêta lui avait déjà remis les idées en ordre. Alpha s’assit – encore plus doucement – sur le bord du matelas, mais sortit de son mutisme.

— Comment tu vas ?

Nathan laissa échapper une grimace, parce qu’il n’y avait pas moyen de cacher à son compagnon qu’il douillait, pas alors qu’il était toujours au lit à cette heure.

— Je n’escaladerai pas un toit aujourd’hui. J’espère que tu n’as besoin de sniper pour les heures à venir.

Bêta lâcha un souffle amusé, et Nathan tourna la tête juste assez pour venir croiser l’hypnotique regard d’ambre et lui balancer un clin d’œil. Puis il revint à son amoureux primaire. Alpha l’observait, de son expression trop sérieuse qui suffisait à faire flipper la moitié de la ville.

— Embrasse – moi.

Alpha s’inclina, trop lentement, effleura les lèvres de Nathan d’un contact léger comme des ailes de papillon. Totalement insuffisant. Nathan crocheta sa nuque et murmura :

— Je ne suis pas en sucre, crétin.

Puis il tira Alpha à lui, prit possession de sa bouche sans lui laisser le temps de répondre. Alpha résista une seconde, avant de se fondre dans le baiser. Le chef de gang avait toujours été malléable, trop heureux d’abandonner dominance et responsabilités à d’autres dans la sphère privée. Un équilibre qui leur convenait parfaitement à tous les trois.

— Mon tour.

La voix ferme de Bêta leur fit rompre le baiser. Nathan reprit prudemment appui sur le mur, les yeux rivés sur les deux cyborgs. Quand leurs lèvres se joignirent au-dessus de lui, il oublia la douleur.

 

4 réflexions sur “Nouvelle #8 : L’équilibre de l’acier

  1. Ohhh, ces trois là, je ne m’en lasse jamais ❤
    Bon, j'avoue sans honte mon penchant net pour Alpha, mais leur équilibre est juste génial. Juste ce qu'il faut de touchant, de douceur et saine violence de gang.
    Et puis… le chef le plus flippant du Bas-paris, en effet XD

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  2. Ces trois-là sont absolument adorables (et flippants, oui, oui, on sait…)
    J’adore leur équilibre, la façon dont Alpha leur abandonne le contrôle, leur douceur…

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